20 février 2012

Le Champ des Possibles : le design informel et les nouveaux territoires du design urbain

Par Marie-Sophie Banville et Pascal McDuff-Champoux


Image : McDuff 2012

Situé à la limite nord du quartier Mile End, le long du chemin de fer du Canadien Pacifique entre les rues Henri-Julien et de Gaspé, le Champ des Possibles est un espace en mouvement. Ce grand vide, une friche ferroviaire (autrefois la gare de triage Saint-Louis), est le produit de la lente désindustrialisation qui a frappé le secteur au cours de la seconde moitié du XXe siècle et plus récemment avec le déclin de l’industrie du textile qui logeait dans l’ensemble de mégastructures de béton, dont le massif encadre le site. L’arrivée dans le quartier de centaines d’artistes et travailleurs de la classe créative dès le début des années 2000, que l’on qualifie dans la littérature de « pionniers urbains », déclencha un long processus d’appropriation de ce terrain vague par la communauté de manière informelle, malgré les volontés du véritable propriétaire foncier.  
En plus de servir de lien entre le secteur Saint-Viateur Est et le Métro Rosemont, le Champ des Possibles est devenu, au fil des ans, un lieu de promenade, de fête, de loisir, d’expression artistique et même d’interprétation de la nature. Il est le théâtre d’un nombre croissant de pratiques : certaines permanentes, d’autres récurrentes, éphémères ou évènementielles, au gré des saisons et des initiatives organisées ou spontanées. 
L’acquisition du terrain par la Ville de Montréal en 2008 dans le but d’y implanter les nouvelles infrastructures de la voirie, a eu pour effet de mobiliser les citoyens dans l’optique de pérenniser la vocation émergente. Voguant sur cette tendance, Vision Montréal a proposé, en 2010, de faire de ce lieu un parc. Contre toute attente, cette annonce n’a fait qu’intensifier la mobilisation des citoyens. Comme l’affirme Benoît Delage, président des Amis du Champ des Possibles : « un parc, c’est une monoculture et ce n’est pas un espace citoyen. C’est la non-gestion actuelle du lieu qui fait sa richesse. » Il est d’avis que la ville doit changer les paradigmes actuels –trop  limitatifs– qui encadrent le développement de lieux d’exception comme le Champ des Possibles, notamment en ce qui a trait à l’inclusion et la préservation de la biodiversité.
Une charrette citoyenne fut donc mise en place pour élaborer certains scénarios de design pour l’avenir du lieu. L’un des grands obstacles auxquels se sont buttés les citoyens est le fait que leur projet échappe aux catégories de zonage prévues par la ville. En effet, les citoyens ne réclament pas un parc mais bien un espace vert à usage libre. L’arrivée au pouvoir de l’équipe de Projet Montréal dans l’arrondissement du Plateau Mont-Royal, enthousiaste à l’idée mise de l’avant par les citoyens, a fait office d’effet levier pour ce projet hors-norme en permettant aux citoyens de créer un rapport de force vis-à-vis la ville centre, propriétaire des terrains. Aujourd’hui la portion sud du Champ des Possibles est en cours de réaménagement par la firme Vlan Paysages qui a, par ailleurs, l’obligation de collaborer avec les Amis du Champ des Possibles dans l’élaboration des plans. Cependant, l’avenir du territoire au nord du lieu visé par les aménagements reste encore incertain et les Amis du Champ continuent leur travail de vigile assurer la suite des choses.
Comme son nom l’indique, cet espace, dont la fonction est indéfinie, élargit le champ des possibles : il constitue ainsi un véritable laboratoire d’expérimentation urbaine. Au delà des pratiques, Le Champ des Possibles propose une lecture nouvelle de la ville en réinterprétant un paysage post-industriel longtemps dévalorisé. Il propose un dialogue ville-nature en opposant, d’une part, des formes architecturales modernes en rupture d’échelle qu’on réutilise et, de l’autre, une nature sauvage triomphante. Il véhicule ainsi un discours qui s’inscrit dans la mouvance du développement durable. 
Cette appropriation citoyenne de l’espace par ce qu’on appelle le design informel, est une tendance mondiale, la conséquence d’une structure économique en constante restructuration et qui produit du vide. Que ce soit à Berlin après la chute du mur ou, plus récemment, à Détroit, cette approche permet de saisir ce vide et d’en faire l’élément structurant du redéveloppement plutôt que d’entrainer son milieu environnant dans le déclin.
Pour le design urbain, ce courant rend possible la découverte de nouvelles façons de lire la ville, de la concevoir, de la vivre. Il force la révision des processus de production de l’espace, une redéfinition du rôle des acteurs, notamment celui du designer urbain qui tient davantage du médiateur que du créateur projetant. Il doit maintenant gérer les conflits entre les acteurs et les accompagner dans la matérialisation de leurs aspirations. L’opération demande alors, pour lui, humilité et ouverture. 
Références

Ellin, Nan. 1999. Postmodern Urbanism. New York : Princeton Architectural Press.

Entrevue réalisée avec Benoit Delage, président des Amis du Champ des Possibles, par Marie-Sophie Banville, 16 février 2012.

Latour. R. La biodiversité en milieu urbain. Mémoire déposé aux consultations publiques du PMAD. Communauté métropolitaine de Montréal.

Leroux, R. (20 mars 2011). Le Champ des Possibles, fertile utopie. Le Mur Mitoyen. http://blogue.murmitoyen.com/?p=3628 (consulté le 10 février 2012)

Les Amis du Champ des Possible. http://amisduchamp.com/ (consulté le 10 février 2012)

Le Jardin Roerich. http://roerichproject.artefati.ca/ (consulté le 10 février 2012)

Lehmann, Steffen. 2009. "Regenerating the City", p. 148-151, dans Back in the City : Strategies for Informa; Urban Interventions.  Ostfidern : Hatje Cantz Verlag.

Overmeyer, Klaus. 2007. Urban Pioneers : Temporary Use and Urban Development in Berlin. Berlin : Jovis.

2 commentaires:

  1. C’est le difficile équilibre entre une programmation définie et indéfinie de l’espace dont il est ici question. Il me semble que le problème n’est pas simplement de conception, mais aussi de gestion : comment gérer l’appropriation spontanée de différents groupes, aux projets parfois incompatibles ? comment assurer un partage équitable des lieux ? Oui, le design urbain peut présenter une opportunité pour aménager des espaces capacitants (i.e. inclusifs, adaptables… justes), mais cette qualité dépend aussi de la manière dont des espaces sont gérés. Il semblerait que les instances concernées (arrondissements, municipalités…) n’aient pas à leur portée les meilleurs outils pour y arriver. Voilà une situation où les liens entre la conception et la gestion sont très complexes.

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  2. Merci pour le commentaire Juan. Le point que tu soulèves au niveau de la gestion d'espaces "ouverts" est intéressant. Cependant, il me semble que l'intérêt principal d'un lieu comme celui-ci est précisément cette non-gestion. C'est ce qui fait la richesse du lieu et qui distingue, sous certains aspects, d'un parc conventionnel. Dans cette perspective, le fait d'aménager le lieu n'est pas une fin en soi, c'est plutôt un compromis. Le président des Amis du Champs des Possibles m'a par ailleurs confirmé en entrevue que plusieurs citoyens se sont retirés du projet suite à la première charrette car ils trouvaient que l'exercice dénaturait l'essence même du projet. Si l'idée d'aménager ce lieu de façon participative en refroidit certains, n'imaginons même pas l'effet qu'une stratégie de gestion proposée par la ville selon un principe hiérarchique aurait sur la mobilisation citoyenne. Autrement dit, quitte à ce que la ville nous dicte comme gérer cet espace, autant les laisser y construire ce qu'ils veulent!
    Je crois que l'auto-gestion d'un espace peut être un complément intéressant au design participatif dans certains projets. Le cas du Champ des Possibles pourra peut-être nous le prouver dans le futur. Le "partage équitable des lieux" que tu mentionnes peut, à mon avis, être atteint par un processus de gestion horizontal. La ville devrait tenter l'expérience.

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